Une science qui hésite à oublier ses fondateurs est condamnée1 - Alfred North Whitehead


La science est communément perçue comme étant une accumulation linéaire de connaissances obtenues à l’aide d’une application rigoureuse de la méthode scientifique et d’une ouverture d’esprit aux nouvelles idées. Rigueur, rationalité, connaissance mais aussi créativité, génie de l’individu, révolutions et autres caractérisations communes des sciences portent à confusion car elles omettent des contextes et des dynamiques socio-historiques. Ces conceptions ne sont pas représentatives de la science et de son histoire comme le démontre Thomas Kuhn dans son The Function of Dogma in Scientific Research2. Pour Kuhn, il y a un fondement vital de la pratique scientifique et contraire aux intuitions d’historiens des sciences le précédant dont la conception des sciences ne tenait pas compte d’une cohérence interne, d’une sociologie, en quelque sorte, de la pratique et de l’épistémologie scientifique.

Par une étude approfondie de l’histoire des sciences, Kuhn en est venu à caractériser ce qu’il appelle la science normale qui est « basée sur le paradigme ». Il remarque que « le dogmatisme de la science mature » a comme conséquence une acceptation consensuelle dans la communauté scientifique « d’une façon particulière de voir le monde et d’y pratiquer la science ». D’autant plus, le paradigme scientifique d’une discipline donnée est un « accomplissement fondamental […] accepté [du groupe] dans le sens où il est reçu par un groupe dans lequel les membres ne tentent pas de le rivaliser ou d’en créer une alternative ». Cet engagement quasi-dogmatique de la communauté scientifique envers leur paradigme est essentiel au progrès scientifique selon Kuhn. Grâce à celui-ci, « la science [est] la plus systématiquement révolutionnaire de toutes les activités humaines ».

La science normale n’a donc pas comme but de générer des nouvelles théories qui renverseront les précédentes : c’est en fait un processus de raffinement qui a pour but de solidifier ce qui est connu par des expériences scientifiques dont la problématique ainsi que les interprétations acceptables sont déterminées par le paradigme même. Le paradigme d’une science est en conséquence le fondement intellectuel enseigné aux étudiants de la science pour leur permettre de générer, à partir de celui-ci, des nouvelles questions de recherche qui seront à leurs tour approchées et évaluées par une méthodologie définie par la structure du paradigme et les postulats de la théorie dominante d’une époque. Puisque « de nouvelles théories ne sont pas inventées pour tenir compte d’observations qui n’avaient pas été ordonnées auparavant par la théorie [du paradigme] », la majorité des données qui sont acceptées et publiées se conforment au schème général d’une discipline quelconque. C’est seulement lorsque les scientifiques ne parviennent plus à faire conformer leurs résultats à la théorie, et ce de façon répétée, que ce que Kuhn appelle une « crise » émerge au sein de la communauté scientifique. Ces anomalies irrésolues indiquent potentiellement un changement éminent de paradigme résultant en une révolution scientifique, une transition vers un nouveau paradigme incompatible avec l’ancien.

À premier abord, l’analyse de Kuhn est décontenançante. Elle cause nécessairement un désillusionnement chez le profane et même chez le scientifique face à la nature du fonctionnement historique, sociologique et épistémologique de la science. Cette dernière vue comme une accumulation linéaire serait en soi une contradiction : il n’y aurait de scientifique que ce qui est actuel, ce qui assurément n’a aucun sens. La loi universelle de la gravitation de Newton n’est pas moins scientifique que la relativité générale qui explique mieux les trajectoires de corps célestes. La différence majeure est que les nouvelles théories sont considérées comme fondamentales par la communauté scientifique dans deux contextes socio-historiques et épistémologiques non seulement différents mais aussi incompatibles. Les théories désuètes sont rejetées parce qu’il y a des changements de paradigmes, incompatibles les uns avec les autres, et non pas parce qu’elles n’étaient pas conformes à la pensée et à la méthode scientifique.

Nous pouvons considérer l’endoctrinement scientifique comme une forme d’internalisation de biais épistémologiques propres à une époque, une discipline et un contexte paradigmatique. Les biais épistémologiques sont assimilés comme structure de la pensée qui permet de générer, préciser et perfectionner les ramifications théoriques du paradigme actuel. Cet endoctrinement est nécéssaire, si nous nous fions à l’analyse de Kuhn, pour le progrès scientifique.

Dans le balado How to Think About Science: Lorraine Daston3, Daston nous présente sa réflexion approfondie et inspirée par les idées de Kuhn sur le rôle de l’émerveillement et de la curiosité à travers l’histoire Occidentale ainsi que les différentes métamorphoses de l’objectivité de siècle en siècle. Selon elle, « différentes conceptions de l’objectivité répondent à différentes craintes quant à la façon dont la pensée peut être induite en erreur » et je crois que les biais épistémologiques inculqués par l’éducation scientifique et paradigmatique sont précisément des réponses à ces craintes. Par exemple, Daston décrit la forme dominante d’objectivité du 19e siècle, l’objectivité mécanique, comme une peur du moi psychanalytique, le substrat inconscient d’un individu, qui est perçu comme une menace à la connaissance scientifique. Il y a donc, à cette époque, une tentative très forte de diviser le monde en sujets et objets, où la volonté doit dominer sur les pulsions intérieures et l’expérience subjective. De façon similaire aux métamorphoses de l’objectivité et des différentes formes de rationalités qui évoluent historiquement, les biais paradigmatiques, eux aussi, subissent des métamorphoses. Certes, l’analyse de Kuhn s’applique au sens large à la communauté scientifique, mais il traite aussi dans son ouvrage indirectement de l’individu qui acquiert par sa formation ces biais. Le scientifique ne peut plus être considéré comme un explorateur de l’inconnu au sens large, comme l’image mystique et populaire du scientifique nous le présente, puisque son internalisation de la structure de la pensée scientifique de son époque agit comme guide dans la recherche qu’il mène.

Cette nouvelle conception du scientifique nous amène à revoir celle du scientifique poussé par la curiosité, défiant sans cesse les théories de son époque ou faisant des découvertes spectaculaires. Il ne faut pas pour autant dorénavant penser le scientifique comme un être purement dogmatique. Il y a, je crois, place pour l’émerveillement, la curiosité, la rebellion et le spectaculaire. L’esprit du scientifique et de sa communauté demeure un lieu fertile mais on y retrouve une certaine tension, une dialectique en quelque sorte entre le dogmatisme scientifique et la recherche de nouveauté. Le scientifique se retrouve à la fois contraint par les biais épistémologiques de son paradigme qui sont renforcés par sa communauté ainsi que son éducation et poussé par un besoin inhérent et terriblement humain de patauger dans des eaux inconnues. Cette tension entre le chaos de l’inconnu et l’ordre de la structure de la recherche scientifique me semble être un état à l’équilibre fragile. Trop d’ordre, et la science deviendrait stagnante, trop de chaos, et celle-ci ne serait plus science mais plutôt une activité aléatoire et peu productive.

References

  1. Whitehead, A. N. (1959). The aims of education. Daedalus, 88(1), 192-205. 

  2. Kuhn, T. S. (1963). The function of dogma in scientific research (pp. 347-369). na. 

  3. Cayley, D., Kennedy, P. (Hosts). (2015, Feb. 11). How To Think About Science - Part 2. In In How to Think About Science. CBC Ideas. https://www.cbc.ca/player/play/1479827155